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23
Nov

Réalité détraquée

   Ecrit par : Wiz   in L'Ours, Romans

Cet os est le numéro 1 sur 2 du cadavre Les Ecrinautes

plume_encrierDans le cadre du projet des Bouquinautes intitulé les Ecrinautes, voici ma première nouvelle mensuelle originale. Pour rappel, je participe à deux vitesses avec d’une part, une nouvelle chapitrée intitulée Légende secrète dont les 3 premiers chapitres sont déjà sortis mais que je fais coïncider avec le projet des Ecrinautes, le premier chapitre inédit paraîtra donc dans 3 mois et d’autre part une nouvelle inédite et individuelle dont la première est ci-dessous.

Les Ecrinautes, c’est un défi de 12 mois, avec la parution d’une nouvelle par mois. En ce qui me concerne, c’est donc 12 chapitres de Légende secrète, et 12 nouvelles indépendantes.

Bonne lecture !

liseret

Réalité détraquée

– Je vous ai déjà dit que j’ai tué des gens ?

Vincent devint blême. La question s’adressait à lui, mais personne, Ô grand jamais, ne lui avait demandé pareille chose. Et puis, il y avait un côté sinistre à ce dîner qui semblait indiquer que cette déclaration déguisée n’avait rien d’une boutade. Son interlocuteur, un grand trentenaire sérieux, moustache fine et bien taillée, lunettes carrées dont les reflets masquaient en partie le bleu de ses grand yeux ronds et coupe de cheveux en brosse, était alors en train de découper la viande. Mais pour être honnête, Vincent eut dit que le rôti de bœuf saucissonné qui subissait l’assaut de la lame sur la planche aurait pu être son bras, et le jus rouge clair imbibé d’ail odorante qui se répandait dans les rigoles du support, son sang. Le jeune homme déglutit avec peine et força son regard a remonter vers le visage de son hôte. Ce dernier, toujours penché sur sa besogne, se fendit d’un léger sourire et ajouta :

– Non, bien sûr. Ce n’est pas le genre de propos que l’on tient à table lors d’une conversation polie.
– Vous plaisantez, n’est-ce pas ?, lança Vincent en appuyant sa question d’un rictus forcé.
– Non.

Le jeune homme sentit la sueur perler dans son dos sous sa chemise de flanelle. Invité par Jean Terrien à une collation ayant tout l’air d’un dîner savamment organisé, il n’était venu que dans l’espoir de faire connaissance avec ce personnage jusque là insignifiant et presque invisible qui lui servait de voisin de palier et qu’il n’avait croisé par hasard qu’en de rares occasions. Ces occasions qui font que les voisins se voient dans l’escalier qu’ils partagent ou le hall de l’immeuble où s’étalent leurs boites aux lettres. Ces occasions qui font qu’ils se saluent par pure politesse et qu’ils s’oublient les uns les autres sitôt qu’ils disparaissent de leur champ de vision. Ces occasions-là, pour des voisins qui ne se connaissent pas, qui ne se parlent pas et qui ne s’intéressent pas aux bruits parfois incongrus qu’ils produisent au travers des cloisons, des planchers ou des plafonds trop peu épais. Des occasions qui se terminent rarement par une invitation à diner. Des occasions qui n’aboutissent jamais à ce genre de situation.

Vincent Louvain, étudiant en cinquième année de médecine, petit blondinet ordinaire, que le commun ne désignerait pas comme tel tant à cause de ses signes extérieurs de richesse, était quelqu’un d’ouvert. Pour lui, la médecine était une vraie vocation. Eut-elle été inspirée par sa famille ? Il n’aurait pu s’en défendre. Son paternel avait maintenant 30 ans de carrière en chirurgie plastique. Petit dernier des Louvain, Vincent avait vu son frère aîné embrasser la carrière de dentiste, et sa sœur celle de pédopsychiatre. Il voulait croire que la médecine généraliste était un choix personnel. Mais le foyer familial, bercé dans ce milieu médical où l’on critiquait à longueur de temps les séries Urgences, Grey’s Anatomy et Dr. House sans pourtant en manquer le moindre épisode ne lui avait pas fait miroiter beaucoup d’autres horizons.

Alors, ce monsieur Terrien, aimable et propre sur lui, célibataire en apparence et de fait, lui avait semblé être une bonne opportunité pour s’extraire des habituelles soirées estudiantines du jeudi soir où l’on espère ramener une infirmière-prétendante chez soi pour voir si elles sont bien nues sous leur blouse. En 6 ans de cette pratique hebdomadaire, car Vincent avait dû insister un peu pour franchir le cap de sa première année de médecine pour en être seulement à la cinquième aujourd’hui, il n’avait « pécho » que deux fois, ce qu’on appelle les fins de séries, et elles n’étaient pas revenue le lendemain, bien qu’elles aient eu chacune la délicatesse de lui laisser un faux numéro.

A la réflexion, ce n’était peut-être pas un si bon choix. Si la conversation de M. Terrien avait parcouru jusqu’ici l’essentiel des sujets que l’on aborde pour éviter les silences gênés, après la météo et les scandales agro-alimentaire, politiques et financiers, on en venait plus naturellement aux hobbies, et il fallait reconnaître que l’entrée en matière était plus qu’inquiétante.

– Votre assiette, je vous prie.

Vincent se demanda plusieurs secondes ce que Jean avait voulu dire. Tout à ses pensées, il en avait perdu le contexte et il réalisa soudain que son hôte tenait, sur la lame du large couteau, la tranche de rôti qu’il venait de découper dans le but manifeste de le servir. Il tendit prudemment son assiette tout en se disant qu’il était bien mal placé pour échapper à une quelconque tentative d’agression du sinistre Jean. Il se sentait déjà condamné à mort d’une manière aussi odieuse qu’insidieuse. C’était comme s’il avait amorcé une chute depuis le cinquantième étage d’un immeuble, sans parachute et sans aucun espoir de la stopper avant d’heurter si violemment le sol qu’il n’avait de toute façon aucune chance d’en sortir vivant, appréhendant ce choc infiniment douloureux sans le moindre espoir d’en sortir. C’était un sentiment étrange que l’on ressentait parfois dans ses pires cauchemars, assez puissant pour s’en souvenir au réveil, et assez fort pour serrer le cœur et faire réaliser à sa victime toute l’inéluctabilité de l’instant.

Tétanisé dans sa position quémandeuse, il attendit. Soit que le couteau se précipita vers une quelconque partie exposée de son corps, soit que quelque chose se produisît qui lui fasse découvrir que cette question en apparence absurde qui avait installé ce climat l’était bien… absurde. Mais son voisin déposa simplement la tranche dans son assiette, puis reposa l’ustensile pour s’emparer d’une grande cuillère la tête plongée sous un amas de haricots verts dont il se servit pour ajouter une bonne portion de ce légume cuit à la vapeur et frit à la poêle à la belle tranche de bœuf rouge sombre que Vincent tenait indirectement dans ses mains. A la suite de quoi, il se servit lui-même après avoir rapproché sa propre assiette du bord du plat.

– Vous savez, dit-il tout en réalisant l’opération, je ne dis pas ça à tout le monde.

Vincent se sentait bien de demander pourquoi il lui en parlait, mais il avait trop peur de bégayer et de montrer ainsi sa totale perte de contrôle de la situation. Ne rien dire lui permettait de laisser croire qu’il n’avait aucune appréhension. Il ignorait alors que la sueur qui perlait sur ses tempes trahissait bien autre chose qu’une température élevée dans cet appartement chauffé à peine à 20°C comme il l’avait fait remarqué à son voisin en avisant le thermomètre à alcool à l’entrée de l’appartement.

Jean Terrien replaça son assiette pleine devant sa chaise et reprit les maniques pour soulever le plat contenant le reste de rôti.

– Je retourne ça au chaud, fit-il en s’éloignant avec sa charge.

Du répit. C’est ce que Vincent avait pour faire l’inventaire des hypothèses et solutions qui se bousculaient dans sa tête. La première était de ne pas se préoccuper des conséquences d’une fuite, de partir aussitôt de l’appartement et même de quitter l’immeuble en criant « au secours ». Bien entendu, dans un tel cas de figure, et s’il s’avérait que Jean Terrien n’était qu’un ignoble plaisantin, il allait se rendre particulièrement ridicule. Mais ce n’est pas tout ce qui le retenait d’opter pour une telle tactique. Si au contraire Jean Terrien estimait l’avoir piégé, il avait peut-être fermé à clé sa porte de palier ce qui conduirait Vincent dans un petit couloir sans issu à la merci du fou furieux. En suivant cette hypothèse, le regard de l’étudiant se promena rapidement sur toutes les cloisons qu’il pouvait voir, celles de la salle à manger, une portion du couloir et un bout de la cuisine. Aucune ne semblait isolée phoniquement pour ce qu’il en savait. De ce fait, il pouvait alerter les voisins très facilement.

La porte-fenêtre derrière lui donnait sur un balcon perché au quatrième étage. Ce n’était pas une voie de sortie non plus. Mais un autre moyen d’alerter le voisinage puisqu’elle donnait sur une petite cour et elle s’offrait à un vis-à-vis de 2 autres immeubles. En l’occurrence, Jean Terrien n’avait pas posé de voilages et les rideaux occultant étaient grands ouverts, ce qui permettaient aux curieux de regarder ce qui se passait dans son intérieur. A 20h, fin octobre, il faisait déjà nuit noire et la pièce était donc éclairée artificiellement. Malgré la consommation importante que cela représentait, Jean Terrien utilisait une lampe halogène sur pied.

Vincent était désormais convaincu de pouvoir compter sur le voisinage pour ne pas mourir seul aux mains de son hôte. Cela étant, il pouvait quand même se faire attaquer si ce dernier se fichait d’être ou non vu en train de commettre une atrocité. Pour se défendre, l’apprenti médecin se focalisa un instant sur le couteau ayant servi à la découpe du rôti et qui était resté sur la table. S’en emparer eut toutefois paru extrêmement bizarre. L’instant d’après, il songea à cacher son propre couteau pour en disposer au meilleur moment, puis, après réflexion, se rendit compte qu’en ayant besoin de lui pour couper sa tranche de rôti, il l’aurait en main de toute façon. Déjà, M. Terrien revenait les mains vides vers la table. Le jeune homme fit mine de replacer sa chaise, se levant en parti pour pouvoir la soulever, et profita de ce mouvement pour replacer ses jambes, afin de lui permettre de se lever sans avoir à se préoccuper de la chaise ou des pieds de l’étroite table.

– Mangez, ça va être froid, l’invita Jean. Surtout le rôti de bœuf, ça refroidit vite.

Plus vite que le corps humain, se dit l’étudiant en médecine. Sans un mot, et tandis que son voisin se rasseyait, Vincent prit couteau et fourchette en mains pour attaquer la viande. Ainsi préparé, il ne se sentait pas vraiment plus à l’aise. Jamais de sa vie ordinaire il n’avait songé à avoir à la défendre. Si, peut-être cette fois où un type l’avait suivi dans plusieurs rues désertes de Paris alors qu’il rentrait chez lui à une heure tardive, et où l’idée de courir à en perdre haleine pour sauver sa peau l’avait effleuré avant que l’inconnu ne tournât dans une autre rue, sans doute parce qu’il ne le suivait pas vraiment. Les informations télévisées et les partages sur Facebook n’étaient pas tendre avec la réalité. Quand on entendait parler de ces agressions insensés dans les rues, les écoles ou même chez soi, de cambriolages, de viols et même de meurtres, le monde moderne n’avait rien de rassurant. Pourtant, il semblait à Vincent qu’il existait toujours une frontière marquée entre son univers et celui du 20h, et que ce qui arrivait aux autres ne faisait jamais qu’une brève incursion dans son esprit par moment, et aucunement dans son existence. Jusque là, il ne s’en était pas plaint.

Le repas se poursuivit dans le silence. Avant que l’habitant ne lance sa phrase assassine, c’était surtout Vincent qui faisait le conversation. Il était cultivé et avait des idées sur tout comme tous les jeunes ayant quelques diplômes et pouvant se targuer de les mériter. Des idées de jeune. Des idées pour révolutionner la politique, la liberté d’expression et l’une des 500 vraies recettes du tiramisu. Mais là, il ne savait plus quoi dire. Alors il sortit une banalité pour briser ce calme gênant.

– Très bon, votre rôti.
– Merci, répondit Jean. En voulez-vous d’autre ?

A vrai dire, Vincent avait un peu de mal à finir la première bouchée qu’il mâchait sans conviction depuis deux bonnes minutes. Apparemment, son hôte se fichait de savoir s’il avait ou non fini son assiette. Mais dans la tête de l’étudiant, c’est un tout autre questionnement qui se déroulait. Tant qu’il avait une viande à couper, il pouvait justifier le fait de garder son couteau en main, ceci outre le fait que le tour que la conversation avait pris lui avait totalement coupé l’appétit.

– A propos de ce que je disais, finit par dire le cuisinier avec un sourire, vous semblez l’avoir pris au pied de la lettre.

La remarque de Jean troubla l’intellect de Vincent. Sa phrase, quasiment dite sur le ton de la plaisanterie, jurait avec le sérieux de sa première affirmation, et la démarche cognitive et émotionnelle du jeune homme lui avait fait faire trop de chemin dans le sens d’une plausible rencontre avec un détraqué pour le ramener aussi aisément vers le monde qu’il connaissait, plein de bon sens et d’humour parfois douteux. Alors qu’il se tenait là, prêt à brandir son couteau à viande en hurlant « à l’aide » et « n’approchez pas » dans l’ordre qui conviendrait le mieux à son état de panique, le futur médecin n’arrivait plus à envisager que Jean se soit simplement moqué de lui. Il se força à répondre comme si cela pouvait évacuer une partie du stress accumulé ces dernières minutes.

– A vrai dire, je ne sais trop quoi penser.
– Je vous comprends, acquiesça monsieur Terrien. Mais quand j’évoquais « des gens », je ne parlais pas d’êtres humains.

Voilà qui interpella le jeune homme. Alors que depuis cinq bonnes minutes, ce qui semblait avoir durée au moins deux heures d’après lui, il prenait tout ce que disait Jean Terrien au premier degré, laissant une forme abâtardie et civilisée de l’instinct de survie lui dicter une partie de ses réactions, Vincent réalisait soudain que son hôte parlait peut-être finalement au second degré. Son esprit aux aguets refusait de laisser à cet homme le bénéfice du doute. Mais il avait alors, en tournant légèrement la tête sur la gauche, dans la partie salon de l’intérieur du trentenaire, une vue sur le meuble télé habité par un écran LED et une console PS3 à côté de laquelle traînait une pile de jaquettes de jeux. Mais oui, bien sûr. Enfin, il pouvait se rassurer et se raccrocher à cette évidence. Jean Terrien était un joueur, un « gamer », une sorte de geek féru de jeux vidéos de ce genre où l’on tue et massacre à tour de bras des ennemis virtuels pour progresser dans un monde aussi hostile qu’imaginaire. En tout cas, il était plaisant de le croire, mais il aurait largement préféré que Jean le lui confirme d’une manière ou d’une autre afin qu’il puisse desserrer ce poing, si fermement ancré autour du manche du couvert que les jointures de ses phalanges lui en faisaient mal.

– Heu… et combien en avez-vous tué, de ces « gens » ?, se risqua-t-il pour tenter d’obtenir le renseignement qui l’intéressait.
– Des centaines, fit Jean évasif. Plus que je ne saurai en compter. Ça ne vous dérange pas ?

« Quoi donc ? », se demanda intérieurement l’étudiant. Il n’était pas joueur lui-même. S’il avait touché aux consoles de jeu des copains ou de son frère aîné très versé là-dedans, il n’avait jamais été plus intéressé que ça par ce type d’activité. Il n’avait pas lui-même de console de jeu alors qu’il lui aurait été facile d’en obtenir une de papa ou de maman. Même son ordinateur personnel ne comportait rien de plus effrayant que les bombes du Démineur. Mais quel était le sens de la question en fin de compte ? Vincent devait-il être dérangé par le fait que Jean soit un joueur, qu’il tue des milliers d’aliens, ou qu’il lui en parle comme s’il pouvait s’agir de ses voisins ?

– Je ne crois pas, répondit-il hésitant.

Jean se contenta de hocher la tête. Il avait suivi machinalement le regard du jeune homme vers son écran plat mais ne semblait pas plus que ça être désireux d’aborder le sujet.

– Je préfère, admit-il. Il est parfois difficile d’aborder certains sujets privés. Mais rassurez-vous. Je n’ai rien contre les humains.

Cette déclaration pleine de sous-entendu remit Vincent sur le qui-vive. Finalement, cet homme était peut-être bien un détraqué, mais pas le genre auquel Vincent se serait attendu. Il avait déjà vu ces articles alarmistes ou ces reportages façon Mireille Dumas qui dépeignent le quotidien des joueurs totalement pris par leur passion, leur ego dévoré par les univers virtuels qu’ils fréquentent, et n’étant plus capable de faire la différence entre la réalité et leurs mondes imaginaires. Depuis ce ridicule joueur de World of Warcraft qui se prenait pour un Elfe de la Nuit à celui qui avait oublié de s’alimenter et qui était mort d’inanition devant son écran, à moins que ce ne fut le même, la presse se gaussait de ces pauvres ado addict et déconnectés du monde. Cela avait fait la une de quelques journaux, et avait sombré dans l’oubli à peine une semaine plus tard pour parler de catastrophes plus concrètes. En tout cas, si Jean Terrien était de ceux-là, son cas relevait tout autant de la psychiatrie que s’il avait été un serial-killer, mais dans cette hypothèse, à moins de se déguiser en « Orc », Vincent n’avait pas à craindre que son hôte le confonde avec un quelconque monstre issu de ses jeux.

Toutefois, l’étudiant en médecine ne se sentait toujours pas à l’aise et en réfléchissant à la situation, il se dit qu’il y avait peut-être un moyen de sortir de cet appartement rapidement sans nécessairement éveiller la méfiance du trentenaire dérangé. Et il décida, d’un coup d’un seul, de mettre son plan à exécution. En se levant un peu brusquement, il fit tomber sa chaise. Jean sursauta mais ne réagit pas outre mesure.

– Heu, désolé, s’excusa Vincent en se penchant pour la ramasser.

Ce faisant il en profita pour glisser dans sa manche le couteau qu’il avait toujours en main.

– Il faut que j’aille aux toilettes, ajouta-t-il en se redressant.
– La porte à gauche juste avant le pallier, expliqua son hôte.

Avec une certaine méfiance, Vincent passa près de son interlocuteur toujours en train de manger et se rendit un peu trop précipitamment dans le couloir. Il examina rapidement la porte d’entrée. Le verrou n’était pas tiré et elle ne semblait pas fermée à clé. Par ailleurs, la clé était sur la serrure. Il pouvait donc sortir très facilement. Ce qui le rassura. Il entra néanmoins dans les toilettes pour mener son projet jusqu’au bout. Après tout, ce pauvre Jean ne méritait pas qu’on l’abandonna aussi abruptement en le laissant penser qu’il avait impressionné son invité au point de le pousser à fuir. Ce qui aurait été particulièrement dérangeant puisque Vincent risquait fort de le croiser à nouveau sur son pallier dans les mois à venir. Une fois dans les WC, il sortit son téléphone portable et chercha à le faire sonner comme s’il recevait un appel. Jouer le morceau choisi sur son smartphone fut un jeu d’enfant, et il fit mine de décrocher en stoppant la musique. Pensant qu’on pouvait l’entendre, il joua la comédie, simulant une conversation :

– Oui ?
– Qu’est-ce qui se passe ?
– Heu… c’est grave ?
– Oui… Enfin, non… Rien d’important. Je vais me libérer et j’arrive.
– D’accord, à tout à l’heure.

Pour donner bonne mesure à sa petite pièce de théâtre improvisée, Vincent tira la chasse d’eau. Avant de quitter les WC, il glissa le couteau qu’il avait gardé dans sa poche gauche. Il dépassait franchement mais pouvait le camoufler aisément en glissant sa main devant. Puis il ressortit des toilettes pour retourner auprès de son hôte. Il revérifia au passage que la porte d’entrée n’était toujours pas bloquée. Apparemment, Jean n’avait pas bougé de place. Le jeune homme se montra à sa hauteur et lui déclara :

– Je vais devoir partir.
– Un problème ?, s’enquit le trentenaire.
– Oui, Karine, ma sœur, est inquiète pour son bébé, Benoît. Il a de la fièvre. Elle veut que je passe.
– Ah ?… D’accord, dit jean un peu déçu. C’est ça d’être médecin dans la famille, compléta-t-il avec un sourire.
– Je ne suis pas encore médecin, contesta Vincent. C’est juste pour lui rendre service. Elle habite à deux pas.
– Ça viendra. En tout cas je vous remercie d’être passé.
– C’est moi qui vous remercie. Je regrette de vous avoir donné tout ce mal pour rien.

Vincent désigna d’un geste la table et nota avec effroi qu’un nouveau couteau remplaçait celui qu’il avait subtilisé sur le côté droit de son assiette. Jean s’était levé et lui tendit la main pour le saluer. Non sans crainte, l’apprenti-médecin la lui serra, gardant sa main gauche dans sa poche, les doigts tenant fermement le manche du couvert. Néanmoins, Jean ne lui fit aucune remarque, lui administra une poignée de main amicale et précéda son invité jusque dans le couloir pour lui ouvrir la porte d’entrée. Vincent emprunta le passage et une fois sur le pallier, faillit partir directement par l’escalier sans passer chez lui prendre un pardessus et des chaussures plus chaudes que ses Convers. Il craignit que Jean ne fermât pas sa porte attendant qu’il franchisse la sienne propre car le jeune homme devait récupérer ses clés dans la même poche encombrée par le couteau dérobé. Mais le voisin se contenta d’un « bonne soirée » discret avant de rabattre le battant. La clé joua aussitôt dans la serrure.

Non sans méfiance, Vincent extirpa discrètement la sienne de sa proche en évitant d’exposer son flanc gauche au judas de Jean Terrien. Puis il déverrouilla l’entrée de son propre appartement avant d’y entrer. Dos à sa porte close, il poussa un long soupir de soulagement. Il se demandait s’il allait oser ressortir pour jouer totalement sa comédie. Et puis, il décida qu’il valait mieux, pour ne pas passer définitivement aux yeux de son voisin pour un gars étrange, ou laisser penser à ce dernier qu’il pouvait avoir fait fuir volontairement son invité. Toutefois, il se demandait de quelle façon il allait bien pouvoir justifié de lui avoir volé un couvert si un jour en le croisant dans l’escalier, le vestibule ou le pallier Jean lui posait la question. Mais assurément, remplacer le couteau manquant était comme un message et Vincent ne pouvait s’empêcher de penser qu’il avait fait une bêtise.

Il se munit d’une paire de chaussure de ville en cuir plus adaptée à la marche sur le pavé et le bitume mouillé, se débarrassa du couteau, prit un manteau, et ressortit de son trois pièces. Il verrouilla la porte et descendit les escaliers en imaginant son voisin en train de l’observer derrière sa porte. Lorsqu’il fut hors de vue, il soupira a nouveau et réfléchit à ce qu’il allait faire vraiment. Car il n’allait pas aller chez sa sœur maintenant, et il n’avait pas le cœur à rejoindre ses copains de la fac au cours de leur soirée qui n’auraient de cesse de lui tirer les vers du nez à propos de ce dîner qui l’avait fait décliner l’invitation à la soirée estudiantine hebdomadaire. Tout ça pour leur dire que Jean Terrien était un geek un peu détraqué qui lui avait fichu les jetons ? Il préférait encore faire comme si il y était resté toute la soirée et leur raconter plus tard que tout s’était bien passé, rapport de bons voisinages à l’appui. Finalement il opta pour une simple balade à Montmartre qui ne se trouvait pas très loin d’ici.

Une heure plus tard, une sirène de pompier lointaine tira Vincent de ses pensées. Ayant suffisamment usé ses pieds dans les rues et gambergé sur ce qu’il convenait de faire à propos de ce couteau, il était décidé à rentrer et à rendre visite demain soir à son voisin pour lui rendre le couvert. Il avait au départ réfléchi à tout un tas de raisons pour lesquelles l’objet se serait accidentellement retrouvé dans sa poche, mais aucune ne tenait debout. Finalement, il préférait lui révéler la vérité, et lui avouer qu’il avait eu peur et qu’il avait craint pour sa vie, ne voulant pas se trouver complètement stupide à le lui dire sur le moment. De retour dans son quartier, il repéra quelque chose d’étrange. Les éclairs lancé par des gyrophares orange, bleu et rouge illuminaient les rues et les hauts des bâtisses alentours. Il fut encore plus étonné de voir camion de pompiers, ambulances et voitures de police stationnés tous feux allumés dans sa rue même, avec plus d’une centaines de badauds sur place. La surprise, l’étonnement et un peu de frayeur s’ajoutèrent lorsqu’il constata que tout ce beau monde s’intéressait à son immeuble.

Il se rapprocha, et lorsqu’il fut dans l’axe de la façade, constata qu’il y avait encore le feu ou, tout du moins, beaucoup de fumée au quatrième étage. Curieux, mais aussi inquiet pour le devenir de son appartement aux fenêtres duquel il semblait n’y avoir aucun autre dommage que des projections d’eau et de suie, il s’approcha et interrogea les témoins à la cantonade sans trop oser lever le ton. Il lui fut répondu qu’il y avait eu un départ d’incendie suite à une explosion de gaz mais que le feu était en bonne voie pour être maîtrisé. Ça ne répondait pas trop à ses question et il arriva au niveau du cordon de plastique rouge et blanc qui avait été tendu à la va-vite et devant lequel stationnait plusieurs policiers.

– Hé !, les héla-t-il. Excusez-moi mais j’habite là, au quatrième. Qu’est-ce qui se passe ?

Un homme en civil avec un brassard lui fit signe d’approcher en même temps qu’il indiquait à ses collègues en uniforme de laisser passer Vincent. Le jeune homme le rejoignit et répéta aussitôt sa question :

– Que se passe-t-il ? Il y a le feu à mon appartement ?
– C’est lequel votre appartement ? Celui de droite ou de gauche ?
– Celui là, à gauche, fit l’étudiant en le montrant du doigt.
– A priori, non. Mais vous tombez bien. Je pense que les pompiers aimeraient entrer pour être sûr que les murs ont tenu et que le feu n’a pas suivi une conduite. Venez avec moi.

Sans hésiter Vincent suivit l’homme mais s’interrogea sur son statut :

– Vous êtes qui au fait ?
– Je suis officier de police, Gilles Joly, dit-il en brandissant sa carte.
– Ah ?…

Ils entrèrent dans l’immeuble qui avait été évacué et où circulait des hommes, principalement des pompiers, avec des lampes de poches. Vincent se rappelait avoir vu quelques voisins derrière le cordon. L’électricité avait dû être coupée par mesure de sécurité à moins que l’immeuble ait tout simplement disjoncté. l’officier Joly le précéda dans l’escalier jusqu’au quatrième étage et se campa devant la porte de l’étudiant. L’autre porte du palier était grande ouverte et avait été défoncée lors de l’intervention comme en attestait l’état du cadre.

– Monsieur Terrien va bien ?, demanda le jeune homme en sortant la clé de son appartement.
– Monsieur Terrien ? A quel étage habite-t-il ?
– Hé bien… là, dit Vincent en pointant du doigt le logement incendié.
– Attendez !, le retint le policier avant qu’il n’ouvre sa porte.

Il appela un pompier équipé qui sortait de l’appartement voisin.

– Ouvrez prudemment, lui demanda-t-il en invitant Vincent à redescendre avec lui quelques marches dans l’escalier.

Le soldat du feu contrôla d’abord la température de la porte puis, après avoir rabattu la visière de son casque, ouvrit la porte en faisant bien attention de la retenir. Toutefois, il n’eut aucun problème particulier et entra.

– Vous permettez ?, demanda le flic.
– Heu… oui faites.

Gilles Joly regrimpa les quelques marches qui le séparaient du palier et entra à la suite du pompier. Ce dernier ressortit à peine vingt secondes après en faisant un signe, pouce levé, au jeune homme avant de retourner dans le trois pièces sinistré de Jean Terrien. Curieux, Vincent n’attendit pas qu’on l’invite à entrer chez lui et retrouva l’officier en train d’examiner des tâches sombres sur la cloison mitoyenne de son appartement avec celui de son voisin.

– Ce sont des trous !, s’exclama-t-il en voyant que la tâche était en fait creuse et s’éclairait de l’intérieur grâce aux lumières des lampes torches qui se baladaient de l’autre côté.

Les trous en question étaient même énorme, net et faisant pas moins de deux ou trois centimètres de diamètres. La tapisserie avait brûlé autour ce qui donnait ce côté « tâché ».

– Ce n’était pas là avant je suppose ?, demanda Gilles.
– Heu, non, pas du tout. En plus, j’ai dîné chez monsieur Terrien ce soir, je m’en serais rendu compte.
– Vous étiez dans l’appartement voisin plus tôt dans la soirée ?, s’enquit l’homme.
– Heu oui.
– Jusqu’à quelle heure ?
– Je suis parti il y a un peu plus d’une heure.
– Vous savez que cet appartement est au nom de Serge Karamasov ?

Vincent fronça les sourcils.

– C’était l’ancien occupant.
– C’était l’occupant officiel, mais monsieur Karamasov est mort depuis au moins trois mois. Son corps vient d’être retrouvé hermétiquement bâché dans le fond de l’armoire de la chambre. Et votre monsieur Terrien s’est envolé s’il a jamais été locataire dans cet appartement.

Tandis que dans l’esprit de Vincent, son univers venait littéralement de voler en éclat, lui-même mesurant à peine toutes les implications de cette déclaration. Tout ce dont il avait eu peur face à Jean Terrien était peut-être avéré. Et s’il n’avait pas encore réussi à se représenter, dans le contexte, la signification de l’aveu de son voisin, la rétrospective de sa soirée et même des quelques mois passés en bon voisinage avec son hôte dérangeant lui donnait le vertige. Un vertige dont il ne se remit pas et dont sa conscience refusa de le protéger sur le moment. Vincent perdit connaissance.

Les os du même cadavreLa vengeance est un plat qui se mange froid >>

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Cet article a été publié le samedi 23 novembre 2013 à 18:00 et est classé dans L'Ours, Romans. Vous pouvez suivre les commentaires sur cet article en vous abonnant au flux RSS 2.0 des commentaires. Vous pouvez faire un commentaire, ou un trackback depuis votre propre site.

2 commentaires pour le moment

 1 

J’ai eu peur en voyant la longueur de ton texte, mais finalement, je suis rentré dedans avec une facilité déconcertante, la narration est au poil et le rythme vraiment bon.
J’ai vraiment passé un bon moment à te lire. 😉

15 décembre 2013 à 02:26
 2 

Merci 🙂

15 décembre 2013 à 08:09

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